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" Pas trop fort... "

(mars 2015)

 

 

 

L’air est frais. Humide. Froid. La rosée s’est figée comme du cristal. Les premiers rayons de lumière révèlent son éclat. Douces couleurs d’un matin clair. Là-bas quelque part, elle attend.

 

Ses yeux sont fixés sur la veilleuse, petite étoile sur le mur. Son bras entoure un ourson. Là-haut dans le noir, l’enfant écoute. Ressent.

 

En bas dans la cuisine, l’eau frémit. Le père lit un journal. Le silence parle. Trop fort. Trop lourd.

La mère remplit sa tasse. L’air se charge de mots invisibles. Suspendus.

 

Combien de temps ? Combien de temps avant que ça ne commence ?


La mère prononce une première phrase. Si anodine et si dangereuse.

 

L’enfant fixe la petite étoile. Derrière elle dans le noir, la ligne de lumière sous la porte laisse entrer ce murmure menaçant.

 

Là-bas quelque part, la clairière s’éveille. Elle attend.

 

Le silence devient tranchant, les murmures vont devenir grondements. L’enfant ferme les yeux, ferme ses oreilles. Elle ferme son corps si fort qu’elle s’en échappe. La voilà qui se lève, ouvre la porte de sa chambre, court dans les escaliers, court dans le couloir, et sort enfin.

Dehors tout est clair. Tout est blanc, comme si la neige avait tout recouvert. Une neige douce, vivante. La lumière l’enveloppe. Elle court, sans jamais s’arrêter. Sur la terre humide, sur le chemin, sans jamais douter, elle court. Son souffle dessine des nuages. Sa respiration remplit l’air. Ses pieds nus savourent l’herbe fraîche. Ils la portent loin, toujours plus loin. Loin de ces mains qui tournent anxieusement la cuillère dans la tasse. Loin de ces yeux fixés obstinément sur le journal. Loin de cette silhouette qui tremble dans le grand lit.

 

L’enfant arrive devant la forêt. Les grands arbres sont là, ils l’attendent. Elle ralentit enfin. Ses pas la guident doucement tandis que son souffle s’apaise. Elle arrive dans une clairière.

Une femme attend. Debout. Immobile. Si belle. L’enfant s’avance vers elle et dépose ses deux mains dans les siennes. Un frisson la traverse tandis qu’elle se fond en elle. La femme prend vie, inspire, et ouvre grand les yeux.


La mère pose enfin sa tasse. Il n’est plus temps d’attendre, elle a trop attendu. Elle doit parler. Le père entend sans entendre. Ses lèvres se pincent à peine. Il ne bouge pas.

 

Là-haut dans la chambre, la ligne de lumière a envahi l’horizon. L’enfant serre son ours plus fort. Ferme ses paupières plus fort. Ferme son cÅ“ur plus fort. Plus rien ne doit passer, rien ! Ni les mots, ni la peur.

 

Dans la clairière la femme a levé un bras, puis l’autre. Une vague d’énergie monte en elle, l’imprègne et l’habite. Ses doigts s’articulent, ses coudes, ses épaules, son bassin… et bientôt son corps entier s’anime. Elle danse. Un courant circule en elle, enivrant, libérateur. Son corps vit et s’exprime bien au-delà de son contrôle. Un souffle puissant la traverse tandis qu’elle se laisse entraîner dans un mouvement qui semble ne jamais finir.

 

Les mots partent comme des lames. Cinglants. Impitoyables. Frappant avec la précision redoutable de l’expérience. Mais jamais trop fort. Il ne faut pas réveiller l’enfant qui dort. L’homme ne quitte pas son journal mais la tension monte. L’air s’épaissit. L’orage gronde. L’échange est minimaliste, toujours contenu. Les épaules se crispent tandis que les langues se délient. Mais jamais trop. Jamais assez.

 

Et soudain, les voix s’arrêtent. Est-ce terminé ? L’enfant ouvre les yeux. La femme s’immobilise dans son mouvement, comme si le temps s’était arrêté. La ligne de lumière est toujours là. Peut-être…


En bas la mère tourne à nouveau sa cuillère dans sa tasse. Le père parcourt le même article pour la quatrième fois.


L’enfant attend un peu, puis se lève doucement. Elle s’avance vers la porte dans le noir. Ses doigts se lèvent vers la poignée, plein d’espoirs.

 

La cuillère s’arrête de tourner. Une phrase résonne dans la pièce. Une seule. C’est assez.

 

Les doigts s’arrêtent. Dans la clairière la femme ouvre grand les yeux.

 

Le père tourne enfin la tête. La mère vide sa tasse dans l’évier, et quitte la pièce.  

 

Dans la clairière la femme a repris sa danse. Plus intense, plus rapide. Son corps tout entier crie et se révolte dans le silence. Autour d’elle la forêt s’effrite en millier de fragments qui s’envolent et tourbillonnent dans une incohérence douloureuse. Son regard se perd dans le paysage qui s’efface. L’énergie qui l’animait devient volcan. Elle déborde, s’échappe d’elle. La lumière laisse place à la nuit, la femme peu à peu retourne à l’enfant. Ses poumons se figent. Son corps se consume et redevient prison.

 

Le père referme son journal dans un geste précis, froid. Il le pose sur la table, se lève, et se dirige vers l’interrupteur.

 

Sous la porte la ligne de lumière disparaît.

 

Elodie PONT

 

" Pas trop fort..." n'est pas un texte. C'est une musique, un moment, une ambiance. Il répond à un désir : celui d'utiliser les mots pour construire un montage séquencé d'images. Utiliser les mots pour les faire oublier, pour ne laisser que la sensation, l'évocation... Il se lit, s'écoute, se regarde. 

Sur la musique "Run" de Ludovico Einaudi.

Pas trop fort - Texte + musique
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Run - Ludovico Einaudi (musique seule)
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