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" Le vélo rouge"

(mars 2009)

 

 

 

   Je m’appelle Matthieu. Je précise que ça s’écrit avec deux « t Â», parce que j’ai un très bon ami qui porte le même prénom, mais avec un seul. Je roule. Un peu vite, trop peut-être. Peut-être que j’ai un peu bu avant de partir. Peut-être que c’est parce qu’il n’y a personne sur la route. Je ne sais pas où je vais, je roule, c’est tout, je m’approche de ce carrefour.

 

   Bizarrement, je me sens stressé, sans aucune raison a priori. Je suis d’un naturel plutôt calme et apaisé, et je ne crois pas me rendre à un entretien, un examen, ni à aucun endroit susceptible de me rendre nerveux. Ce doit être mon imagination.

 

   Une légère nausée me surprend. Serais-je malade ? Non, sans doute pas. Je suis en pleine forme, pourquoi s’inquiéter ? C’est étrange pourtant, ce nÅ“ud, dans mon ventre, comme une crainte irrationnelle qui semble s’éveiller sournoisement.

   Pourquoi mon cÅ“ur bat-il de plus en plus vite ? Quelle est cette angoisse qui commence à brûler mon ventre et glacer ma poitrine, toujours plus forte, incontrôlable ? Je la sens couler dans mes veines, incisive, impitoyable, inexorable. Je sens sa main se resserrer tel un étau sur mon cÅ“ur, et le compresser comme pour étouffer sa course insensée.

 

   Je suis paralysé.

 

   Plus j’avance vers ce carrefour, et plus la douleur se fait intense, comme si je savais, comme si je m’attendais à ce que quelque chose de terrible arrive d’un moment à l’autre.

  

   Je ne vois plus que cette intersection.

 

   Je voudrais m’arrêter, appuyer de toutes mes forces sur le frein, ou même changer de direction, mais la voiture m’entraîne avec elle, de plus en plus vite. Je regarde mes mains posées sur le volant, mes pieds qui jouent tranquillement sur les pédales, sans pouvoir agir dessus.

 

   C’est comme si je voyais les membres d’un autre !

 

   Je ne sais plus à quelle vitesse je roule, je n’entends plus rien, je ne sais plus même qui je suis, dans quelle ville, à quelle heure, en quelle année même ! Ma vision s’est rétrécie en un point ultime : le croisement de ces deux routes.

 

   La seule chose que je sais, c’est qu’il va se passer quelque chose.

 

   Je crois mourir de douleur lorsque j’arrive enfin à l’endroit fatidique. Un hurlement d’agonie se répercute et s’amplifie à l’intérieur de mon corps, cherchant l‘issue.

 

   Le temps est suspendu, le silence insupportable.

 

   Un vélo sur ma droite. Tiens oui ! Un vélo rouge qui arrive de l’autre rue ! J’en reconnais le propriétaire avant même d’avoir à croiser son regard. Pendant une fraction de seconde, je me vois courir à ses côtés, comme nous le faisons tous les dimanches matin… Etrange hasard ! Mathieu me remarque à son tour, et sa bouche s’ouvre pour crier.

 

   Un choc.

   Le paysage tourne.

   Bris de verres.

   Un arbre qui s’approche, si vite. Un craquement sinistre.

   Le hurlement s’échappe enfin de mon enveloppe corporelle, long, terrible.

 

   Je me redresse violemment. Il fait noir.

   Mon cri se perd dans le silence.

   Je ne suis pas mort ? Comment est-ce possible ? Avec un tel choc pourtant… je dois savoir, vite, j’allume à tâtons l’interrupteur, regarde mes mains, mes bras, mes jambes, palpe ma tête, mon dos… oui, je suis bien vivant, ça ne fait aucun doute. Je m’appelle Matthieu, avec deux « t Â», et je vais très bien. Il me faut un certain temps pour reprendre mes esprits et réaliser que je suis assis sur mon lit. Encore ce cauchemar. Pourquoi ces images ne veulent-elles pas s’effacer ? Je m’en suis pourtant sorti, ça ne fait aucun doute, puisque je suis encore là à ressasser cette scène. Mathieu n’a rien eu non plus, un vrai miracle !

 

   Mathieu ? A sa pensée, je sens comme une nouvelle angoisse qui monte. Je suis tout à coup pris d’un besoin irrépressible de l’appeler. Je me lève, m’habille en vitesse (tiens c’est vrai, il faudra racheter un miroir, mais pas maintenant), et compose le numéro de sa maison.  C’est sa mère qui me répond :

 

«  Bonjour madame, Mathieu est là s’il vous plaît ?

- Ah c’est toi… écoute, tu sais bien qu’il n’est pas là…

- A bon ? Ce n’est pas grave alors. Est-ce qu’il va bien ?

- Oui, il va bien…

- Parfait ! Dites, est-ce que vous pourrez lui dire que moi aussi je vais bien ? Je vais très bien même ! N’oubliez pas hein ! Dites-lui que Matthieu a appelé et qu’il va très bien !

- Ecoute…

- Vous n’oublierez pas n‘est-ce pas?

- Très bien, je lui dirai…

- Merci madame, merci beaucoup ! Au revoir ! Â»

 

    Vraiment, je suis soulagé qu’il aille bien, même si je le savais déjà. C’est quand même ennuyant ces angoisses depuis quelques jours. Et puis, on dirait que tout le monde autours de moi est tendu en ce moment, ce qui n’arrange rien. Pour le moment, je profite de mes vacances pour me remettre à lire. Enfin, je lis beaucoup d’habitude, je passe même des heures à la bibliothèque. Mathieu est persuadé que je finirai par m’y perdre et oublier la vraie vie ! En fait, je suis déjà très tête en l’air, il m’arrive d’avoir des sortes d’absences, sans même m’en rendre compte.

     Je repense à Mathieu. Pourquoi cette impression insistante qu‘un danger imminent et terrible le guette ? J’aimerais le prévenir, mais il penserait sans doute que je me fais des films. Et puis, le prévenir de quoi ? Si je lui en parlais, il se ferait sûrement du soucis pour moi, c‘est bien son genre. A la limite, je préfère que ce soit de la paranoïa. Je devrais peut-être en parler à quelqu’un….

     Je lis trois fois le même paragraphe sans parvenir à me concentrer, et referme le livre, résigné.

 

   Aujourd’hui, il y a quelque chose de différent.

 

   J’ai l’impression d’oublier quelque chose de fondamental, je crois que c’est très important, mais on dirait que mon esprit essaye de me le cacher. C’est étrange, cette sensation angoissante qu’une pensée, un souvenir vous échappe.

   Peut-être que c’est ça. Peut-être que c’est aujourd’hui qu’il va arriver quelque chose à Mathieu ! Peut-être que je suis censé me souvenir de quelque chose et l’avertir ! Mais je ne peux pas aller le voir sans raison valable !

 

   Mais qu’est-ce que je dis ? Pourquoi serait-il en danger !

 

   Je crois que je deviens fou. Il faut que je m’allonge.

   Je retourne dans ma chambre plongée dans la pénombre et essaie de calmer mon esprit. Revenons à des pensées rationnelles. Je ne suis pas fou : je m’appelle Mathieu avec deux « t Â» et je suis juste fatigué, il suffit que je me repose et tout ira mieux.

 

     Je cours dans un labyrinthe. Les murs, le sol, le plafond sont couverts de miroirs. Une lumière froide arrive de partout, chassant la moindre parcelle d’ombre.

   Je cours sans m’arrêter, comme si ma vie en dépendait. Je sais que je ne dois pas m’arrêter, même si je ne sais pas où je vais.

 

   Mes pas résonnent et se répercutent à l’infini dans le vide qui m’entoure.

 

   D’ailleurs non, ce ne sont pas uniquement mes pas que j’entends résonner ! Je tends l’oreille sans m’arrêter, et perçois nettement d’autres pas. J’accélère encore le pas, à bout de souffle : je sais que quoi qu’il arrive, je ne dois pas laisser mon poursuivant me rattraper.

   Je prends les virages au pas de course, haletant. Je sens que mon cÅ“ur pourrait exploser d’une minute à l’autre, mais je ne dois pas m’arrêter, surtout pas.

   Tout à coup, mes pieds heurtent quelque chose et je m’effondre violemment. L’écho des bruits de pas s’arrête aussitôt. Je suis dans une impasse, et je fixe sans parvenir à détourner mon regard l’obstacle qui a provoqué ma chute.

 

   C’est un vélo. Un vélo rouge.

 

   Je veux me relever et courir à nouveau, mais le passage s’est refermé : je suis prisonnier d’une cage en miroir, et je continue de regarder ce vélo rouge, retenant mon souffle.

 

   Le temps est suspendu, le silence absolu.

 

   Soudain, je sens qu’on m’observe. Je me retourne et pousse un cri de surprise en découvrant Mathieu. Il me fixe, aucune expression de transparaît sur son visage étrangement pâle.

 

« Comment as-tu pu m’oublier ?

Comment peux-tu oublier ?

C’est aujourd’hui, rappelle-toi… Â»

 

  Puis il se tait et me dévisage à nouveau. Je n’arrive pas à détourner le regard. Soudain, je vois qu’un mince filet de sang s‘écoule de son nez.

 

« Tu n’es pas mort, non, toi tu n’es pas mort, pas encore Â»

 

   Je me relève pour m’enfuir, mais je suis toujours prisonnier. Je lève le poing pour essayer de briser un miroir, et frappe vainement les murs de toutes mes forces. Tout à coup, je constate que mes mains sont couvertes de sang. Ce n’est pas le mien ! Je sais que ce n’est pas le mien !

 

   Je ne suis pas mort ! Je ne peux pas être mort !

 

      Je me redresse brusquement. Tout est noir autour de moi. Seule ma respiration résonne dans ma chambre toujours aussi sombre. Je me lève en titubant un peu et me dirige vers la salle de bain pour passer ma tête et mes mains sous l’eau froide. Les détails du rêve me reviennent peu à peu. Et si Mathieu courait un réel danger ? Je le revois me fixer, tel un mort en sursis, et suis à nouveau pris d’une terrible angoisse. Je rallume mon portable et appelle à nouveau chez lui.

 

   Je dois savoir.

 

«  Bonjour madame, est-ce que Mathieu est rentré ?

- C’est encore toi ? Non, il n’est pas rentré…

- Est-ce que vous pouvez lui demander de me rappeler lorsqu’il rentrera ?

- Pourquoi ne passerais-tu pas pour venir l’attendre ?

- Venir ? Â»

   Mon cÅ“ur fait un bond, quelque chose en moi me crie de ne pas y aller. Pourtant je dois savoir, je dois revoir Mathieu pour en avoir le cÅ“ur net et en finir avec ces cauchemars !

 

     C’est sa mère qui vient m’ouvrir ; des cernes sombres soulignent son regard éteint… Non, pas éteint ! Elle va très bien, pourquoi en serait-il autrement ?

«  Entre, viens t’asseoir Â»

   Je m’installe dans le canapé, mal à l’aise, et refuse poliment le café qu’on me propose (je n’aime pas le café, je ne bois que du thé). La mère de Mathieu part quand même s’affairer en cuisine, tandis que je fixe résolument le bout de mes chaussures.

   Je me concentre sur le tic tac de la grande horloge, qui me rapproche chaque seconde un peu plus de la délivrance. En fait, je pense que cet accident a fait naître en moi l’angoisse de perdre Mathieu, mais il suffit probablement que je le voie pour que tout s’arrange, j’en suis convaincu ! Je me demande pourquoi je ne suis pas venu plus tôt d’ailleurs.

 

    Les minutes passent dans le silence tandis que la mère de mon ami s’affaire toujours, nerveuse. Enfin non, pourquoi le serait-elle ? Son fils va rentrer d’un instant à l’autre, je serai soulagé, nous rirons de ma bêtise, et tout recommencera comme avant.

 

   J’en suis absolument certain maintenant, tout va redevenir comme avant, il le faut !

 

   La mère de Mathieu revient enfin en apportant un plateau sur lequel s’entrechoquent deux tasses de café et un sucrier. Elle le dépose sur la table basse, s’assied en face de moi, et commence à frotter méticuleusement une tache devant elle, comme si plus rien d’autre que cette tache n’avait d’importance à cet instant précis. Pour ma part, je fixe résolument le bout de mes chaussures, tel un passionné devant une pièce de collection.

 

   L’horloge continue d’égrener les secondes. Je commence à me sentir mal à nouveau. Nerveux, j’ajoute un sucre et demi à mon café et commence à tourner ma cuillère dans la tasse, observant le tourbillon noir avec la plus grande attention.

 

   Je ne devrais pas être là.

 

   Tout à coup, ma présence ici me paraît déplacée. Tous ces meubles, ces tableaux, ces photos, ces décorations diverses qui m’entourent semblent me fixer d’un air accusateur, j’ai l’impression d’être devenu cette tache indésirable que la mère de Mathieu s’obstine toujours à essayer d’effacer.

 

   Je dois partir, et vite ! J’ai l’impression que quelque chose va se produire d’une minute à l’autre, quelque chose de terrible.

 

   Je ne dois pas rester ici, il en va de ma vie, j’en suis convaincu à présent.

 

   Pourtant je reste assis sur ce canapé, comme pétrifié, à observer le liquide noir qui commence à refroidir dans la tasse, tout en continuant d’y faire tourner ma cuillère.

 

   C’est à ce moment que la porte d’entrée claque. Mathieu ? Non, c’est son père qui fait irruption dans le salon, et s’arrête en me voyant. Mon hôte quitte enfin la contemplation de sa tache pour se lever et lâcher, d’une petite voix :

« Il est venu pour… attendre Mathieu… 

- Mathieu ?… tu tombes bien, c’est un jour important pour lui, mais tu le sais n’est-ce pas ? Â»

   Alors j’avais vu juste ! Aujourd’hui n’est pas un jour anodin, il doit se passer quelque chose !

   Soudain, le mot « anniversaire Â» surgit dans ma tête comme une évidence. Mais bien sûr ! Comment ai-je pu oublier ? C’est aujourd’hui ! C’était donc ça qui me perturbait depuis quelques jours, tout simplement son anniversaire ! Je suis vraiment soulagé, mes peurs étaient infondées, comme prévu.

« Mais bien sûr, c’est son anniversaire ! Ecoutez, je ne vais pas vous déranger plus longtemps, vous lui souhaiterez de ma part ! Â»

  Il n’y avait donc rien à craindre, sinon que j’oublie la date. Vraiment, quel idiot je fais ! Je ne vais pas rester là à l’attendre, il s’étonnerait que je me sois déplacé pour lui souhaiter. En plus, je dois avoir une drôle de tête étant donné la peur que je viens de me faire. Je commence à enfiler mon manteau, soulagé.

« Tu pars déjà ? Â» La mère de mon ami regarde son mari, paniquée. Enfin non, pas paniquée bien sûr, mais qu’importe, je pars.

«  Attends ! Â» Je m’arrête et regarde le père de Mathieu qui me fixe.

«  Est-ce que tu pourrais… me sortir les poubelles en passant ! Elles sont dans le garage ! Â»

   Sa femme le regarde, l’air inquiet. Je respire à nouveau et acquiesce en souriant. Bien sûr que je peux le faire.

   Je change de direction pour me diriger vers une autre porte, sous le regard suspendu du couple. Tandis que je descends les marches qui mènent au garage, je sens que mon cÅ“ur s‘affole à nouveau. Alors que ma main se pose sur la poignée, je suis soudain pris d’une envie irrépressible de faire demi-tour. Je me retourne et envisage de remonter, mais je me vois mal expliquer pourquoi je ne sortirais pas les poubelles. Je pousse donc la porte, en m’enfonce dans l’obscurité. À tâtons je trouve l’interrupteur et l’enclenche.

 

   Ma respiration s’arrête, le temps aussi.

 

   Les poubelles sont en face de moi, mais je ne les vois pas. Mes yeux écarquillés ne peuvent se détacher de cet objet abandonné sur le sol froid.

   Je le fixe, mon champ de vision s’est réduit à ses seuls contours.

   Je reste immobile, tout est figé autours de moi, mes pensées se sont tues, mon cÅ“ur également, plus rien d’autre n’existe.

   Mais le temps me rattrape lorsqu’une voix agresse ma paralysie.

« C’est tout ce que je pouvais faire pour toi, je suis sincèrement désolé. Â»

   Ça y est, ma tête, mon corps entier explosent. Des visions me reviennent par flash, incontrôlables.

 

   Je roule, cheveux aux vents, profitant du soleil. 

   Je rêve, sans doute. J’oublie de m’intéresser d’assez près à la circulation.

   Crissements de pneus. Choc violent, bris de verre.

   Ce visage que je connais.

   Je revois son regard paniqué derrière le pare-brise, l’espace d’une seconde.

   Et le bitume, dur, impitoyable.

   Et la douleur, fulgurante.

   Et le goût du sang dans ma bouche.

   Et l’hôpital, blanc.

   Et cette voix affreuse qui m’annonce l’impossible, l’irréparable, l’insoutenable : « Nous avons fait tout ce que nous pouvions Mathieu, mais le choc était trop violent. Il n’a pas souffert. Â»

 

Mes yeux se détachent du vélo rouge.

Je crie.

 

 

Elodie PONT

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